27 Mar 2020 [Édition Spéciale: Mars 2020] Est-il temps de couper les comprimés ? Maximiser les rendements des médicaments en temps de pénurie
English | Español | Português | 繁體中文 | 简体中文 | عربي
Vignette clinique
Un de vos patients est un mécanicien âgé de 54 ans atteint de diabète de type 2 et d’hypertension. Il a souffert d’un infarctus du myocarde en 2015. Il prend 7 médicaments d’ordonnance, qu’il renouvelle aux mois :
- ASA 81mg 1 co po die
- Atorvastatine 40mg 1 co po die
- Ramipril 5mg 1 cap po die
- Empagliflozine 25mg 1 co po die
- Escitalopram 10mg 1 co po die
- Sildénafil 50mg 1 co 4 fois par mois
- Duloxétine 90mg po die (1 cap 60mg + 1 cap 30mg)
L’état de votre patient est stable. Jusqu’à tout récemment, monsieur travaillait à plein temps, mais un licenciement récent l’amène à se préoccuper des coûts liés aux médicaments, en plus des risques de pénurie à venir. Ayant entendu dire que de fractionner certains comprimés pourrait lui faire économiser de l’argent, il s’est procuré un coupe-pilules pour la modique somme de 3 $. Au cours d’une discussion téléphonique avec le patient, vous vous rendez compte que certains de ses médicaments pourraient en effet être prescrits au double de la dose, pour ensuite être fractionnés. En plus d’éliminer des déplacements à la pharmacie, cela pourrait lui faire économiser de précieux dollars pendant la pandémie de COVID-19. Un pharmacien pourrait aussi le recommander. Dans l’essai EMPA-REG, l’empagliflozine à une dose quotidienne de 10mg a mené à des résultats similaires à la dose de 25 mg.1 La division de la pilule de 25 mg à 12.5 mg par jour pourrait donc réduire les coûts, tout en doublant la durée de l’approvisionnement. La forme pharmaceutique de la duloxétine ne permet pas le fractionnement, mais comme le patient n’a pas noté d’amélioration au niveau de ses maux de dos avec ce traitement, vous mettez en place un protocole de déprescription en misant sur une réduction graduelle de la dose en utilisant les capsules restantes au dossier.
Le fractionnement des comprimés pourrait-il aider à maintenir l’approvisionnement en médicaments au cours de la pandémie ?
La pandémie de COVID-19 pourrait affecter l’approvisionnement en produits pharmaceutiques, qui était déjà la cible de nombreuses pénuries au Canada. Les prescripteurs, les pharmaciens et les patients peuvent aider les patients à obtenir les traitements dont ils ont besoin en adoptant des mesures prudentes. Cette lettre fera un survol des stratégies pouvant aider les professionnels de la santé et le public à gérer les médicaments de façon judicieuse.
Il y a vingt-cinq ans, une publication de notre équipe (Therapeutics Letter #10) soulignait que des doses plus importantes que nécessaire sont souvent prescrites pour obtenir un effet pharmacologique attendu. À cet effet, nous relevions que des doses plus élevées augmentent les risques d’effets indésirables et les coûts.2 Une étude datant de 2018 révélait qu’au pays, la Colombie-Britannique avait les taux les plus élevés de non-observance aux médicaments à cause des coûts.3 Ceci est un problème d’ordre national que des mesures favorisant l’accessibilité pourraient aider à résoudre.
Le groupe Cochrane Hypertension a démontré que la majeure partie de l’effet hypotenseur des antihypertenseurs se produit à l’extrémité inférieure des gammes de doses approuvées.4,5 Ce phénomène est constaté chez la plupart, sinon tous les médicaments utilisés en traitement de l’hypertension. L’effet hypocholestérolémiant des statines est également plus marqué à l’extrémité inférieure des doses mises en marché. Cela est aussi généralement vrai pour les analgésiques tels que l’acétaminophène, les anti-inflammatoires non-stéroïdiens (AINS), les opioïdes, la gabapentine, la prégabaline, la duloxétine et les antidépresseurs tricycliques.6 Des études portant sur les antidépresseurs, les antipsychotiques, les anxiolytiques, les sédatifs et de nombreux inhalateurs (y compris les corticostéroïdes) ont révélé des modèles similaires.7,8 Par ailleurs, les monographies officielles de produits confirment souvent que les doses élevées ne sont pas nécessairement supérieures aux doses dites « faibles ».
Pour la plupart des médicaments en usage préventif, nous n’avons aucune donnée quant à la courbe dose-réponse. Pour les statines, la lettre de Therapeutics Initiative #87 a conclu en 2013 que des doses élevées ne sont pas cliniquement supérieures à des doses plus faibles.9 Cela a également été démontré avec l’ASA (aspirine).
Une façon « d’étirer » la durée des ordonnances consiste à fractionner les comprimés. Cette approche est déjà utilisée pour l’ajustement de dose chez les enfants, les personnes âgées ou encore chez les patients présentant un faible poids corporel. Elle est recommandée à la fois pour des raisons d’innocuité et de coûts.10 Même les sociétés riches, chez qui les incitatifs visant un meilleur contrôle des coûts sont moindres, pourraient dans le contexte actuel y voir des avantages et favoriser cette stratégie. Les patients qui vérifient leur tension artérielle ou leur glycémie capillaire de façon autonome seraient en mesure d’ajuster certains médicaments selon les cibles préétablies (marqueurs de substitution).
La division des capsules est beaucoup plus difficile. Bien qu’une grande partie des capsules puissent être subdivisées par un patient prudent, cela ne sera pas abordé dans le cadre de cet article.
Avantages associés au fractionnement des comprimés
- Minimiser les pénuries en maximisant l’approvisionnement de médicaments offert aux patients.
- Réduire les déplacements à la pharmacie pour les renouvellements et favoriser les mesures de distanciation sociale.
- Générer des économies pour les patients et les tiers payeurs.
- Faciliter l’adhésion aux traitements pharmacologiques des patients présentant des ressources financières limitées.
Tous les médicaments ne peuvent pas être fractionnés en toute sécurité, notamment :
- Les médicaments à index thérapeutique étroit (par exemple, la warfarine).
- Les médicaments dont la pleine dose est requise (par exemple, les anticoagulants, la chimiothérapie, les contraceptifs oraux, les antiépileptiques utilisés en traitement de l’épilepsie, les corticostéroïdes pour les patients avec insuffisance surrénale ou corticodépendance).
- Les antibiotiques et les antiviraux (sauf avis contraire d’un professionnel de la santé).
- Les produits biologiques, pour lesquels nous avons peu de données probantes quant à la courbe dose-réponse.
- Les comprimés fragiles, qui s’effritent facilement.
En cas de doute, les patients devraient consulter le prescripteur ou le pharmacien.
Les comprimés à libération modifiée
Les fabricants et les pharmaciens mettent généralement en garde contre le fractionnement des médicaments à enrobage entérique ou à libération prolongée (ER/CR/CD/SR/LA, etc). Cette approche peut être considérée comme étant trop conservatrice. Par exemple, l’équipe de Therapeutics Initiative n’a trouvé aucune raison scientifique expliquant pourquoi le fractionnement d’un inhibiteur de la pompe à protons (IPP) l’empêcherait de supprimer la production d’acide gastrique. Avaler un fragment de comprimé avec un grand verre d’eau faciliterait l’absorption. Les médicaments à libération retardée ont souvent une plage intrinsèque relativement large quant à la concentration maximale (Cmax) et le temps d’atteinte de la concentration maximale (Tmax). Dans le cas où un pic soudain pourrait provoquer une sédation profonde, une baisse de la tension artérielle ou une dépression respiratoire, le fractionnement du médicament pourrait être imprudent. Les médicaments destinés à être absorbés dans le gros intestin tels que le 5-ASA (Asacol) ou la lévodopa à libération contrôlée (Sinemet CR) ne doivent pas généralement être fractionnés.
Le fractionnement des comprimés n’est pas pour tout le monde
Le fractionnement des comprimés peut être inapproprié pour les personnes souffrant de conditions instables, compliquées ou à haut risque. Les professionnels de la santé responsables devraient déterminer l’impact de tout changement sur la sécurité du patient. Pour les personnes souffrant de troubles psychiatriques graves, un prescripteur qui connaît bien le patient devrait être consulté.
Quelles sont les données probantes sur les avantages et la sécurité du fractionnement des comprimés ?
Jusqu’à maintenant, les pratiques en matière de fractionnement des comprimés en Colombie-Britannique restent modestes, mais des mesures pourraient être prises pour changer cela. En 2006, le seul fractionnement de 2,6% des ordonnances de statines en Colombie-Britannique avait permis d’économiser environ 2.3 millions de dollars. Les patients à faible revenu et les femmes avaient davantage tendance à utiliser cette stratégie.11
Une revue des études portant sur le fractionnement des comprimés (statines, antihypertenseurs ainsi qu’un antipsychotique) publiée en 2012 suggérait que des économies substantielles pouvaient être réalisées, sans résultats cliniques défavorables.12
Une revue de l’Agence Canadienne des Médicaments et des Technologies de la Santé (ACMTS) publiée en 2015 avait effectué une analyse de l’efficacité clinique et de la rentabilité du fractionnement des comprimés.13 Des lignes directrices avaient été identifiées, provenant de l’hôpital pour enfants de Liverpool. Pour les patients hospitalisés, ces lignes directrices recommandaient d’utiliser un coupe-pilule pour diviser les comprimés selon les lignes de sécabilité, en maximum quatre fractions.
Peut-on envisager un congé thérapeutique ou bien la déprescription ?
Lors de tout examen minutieux des médicaments, il peut être pertinent d’envisager un congé thérapeutique ou encore une tentative de déprescription de façon permanente.
Rédiger l’ordonnance
Assurez-vous de communiquer votre plan clairement et sans ambiguïté. Voici un exemple basé sur la vignette clinique décrite précédemment :
- Comprimés d’atorvastatine 80 mg. Distribuer 45 cos q 90 jours. Prenez ½ = 40 mg par jour pour la prévention secondaire de la cardiopathie ischémique.
- Comprimés d’empagliflozine 25 mg. Distribuer 45 cos q 90 jours. Prendre ½ = 12.5 mg par jour pour prévenir les complications associées au diabète de type II
- Comprimés d’escitalopram 20 mg. Distribuer 45 cos q 90 jours. Prenez ½ = 10 mg par jour pour la dépression.
- Cesser la duloxétine (plan de sevrage utilisant les capsules restantes du patient).
Conclusions
- Considérez la déprescription. Ce patient a-t-il vraiment besoin de ce médicament ? Pourrait-on essayer de l’arrêter ?
- Envisagez de fractionner les comprimés pour prolonger la durée des ordonnances et générer des économies. Cela peut faciliter les mesures de distanciation sociale ou la mise en quarantaine, en plus d’assurer un approvisionnement prolongé en médicaments. Pour de nombreuses indications, réduire la dose de moitié peut être approprié. Le fractionnement d’une dose élevée peut assurer la continuité du traitement à prix plus modique.
- Certains médicaments, par exemple les anticoagulants, ne devraient pas être fractionnés.
- Les patients qui envisagent cette stratégie devraient en parler avec leur médecin traitant ou leur pharmacien.
Tableau: Économies potentielles générées par le fractionnement des comprimés (basé sur la vignette clinique décrite précédemment)
À noter que certains médicaments originaux coûtent beaucoup plus (par exemple Lipitor, Altace, Cipralex)
Les prix sont basés sur ceux répertoriés par le programme BC PharmaCare Low Cost Alternative Program (Colombie-Britannique), en date du 1er mars 2020
Économies possibles totales en fractionnant cinq médicaments et en effectuant la déprescription d’un médicament: ≈ $1300
(Si usage de médicaments originaux, les économies seraient encore plus importantes)
* Maximum remboursé par BC PharmaCare – les pharmacies pourraient charger un prix plus élevé
Citations
- Therapeutics Initiative. EMPA-REG OUTCOME Trial: What does it mean? Therapeutics Letter. July-August 2017. 107:1-2. https://ti.ubc.ca/letter107
- Therapeutics Initiative. Dose titration: Minimize to maximise. Therapeutics Letter. October 1995. 10:1-2. https://ti.ubc.ca/letter10
- Law MR, Cheng L, Kolhatkar A, et al. The consequences of patient charges for prescription drigs in Canada: a cross-sectional survey. CMAJ Open. 2018. 6(1):E63-E70. DOI: 10.9778/cmajo.20180008
- Musini VM, Nazer M, Bassett K, Wright JM. Blood pressure-lowering efficacy of monotherapy with thiazide diuretics for primary hypertension. Cochrane Database of Systematic Reviews. 2014. Issue 5. Art. No.: CD003824. DOI: 10.1002/14651858.CD003824.pub2
- Heran BS, Wong MMY, Hera IK, Wright JM. Blood pressure lowering efficacy of angiotensin converting enzyme (ACE) inhibitors for primary hypertension. Cochrane Database of Systematic Reviews. 2008. Issue 4. Art. No.: CD003823. DOI: 10.1002/14651858.CD003823.pub2
- Therapeutics Initiative. Gabapentin and pregabalin: Are high doses justified? Therapeutics Letter. January 2019. 117:1-2. https://ti.ubc.ca/letter117
- Adams NP, Bestall JC, Jones P, et al. Fluticasone at different doses for chronic asthma in adults and children. Cochrane Database of Systematic Reviews. 2008. Issue 4. Art. No.: CD003534. DOI: 10.1002/14651858.CD003534.pub3
- Li C, Xia J, Wang J. Risperidone dose for schizophrenia. Cochrane Database of Systematic Reviews. 2009. Issue 4. Art. No.: CD007474. DOI: 10.1002/14651858.CD007474.pub2
- Therapeutics Initiative. High dose versus standard dose statins in stable coronary heart disease. Therapeutics Letter. July-August 2012. 87:1-2. https://ti.ubc.ca/letter87
- McCormack JP, Allan GM, Virani AS. Is bigger better? An argument for very low starting doses. CMAJ. Jan 2011. 183(1):65-69. DOI: 10.1503/cmaj.091481
- Dormuth CR, Schneeweiss S, Brookhart AM, et al. Frequency and predictors of tablet splitting in statin prescriptions: a population-based analysis. Open Med. 2008. 2(3):e74–e82. https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pubmed/21602952
- Freeman MK, White W, Iranikhan M. Tablet splitting: a review of the clinical and economic outcomes and patient acceptance. Consult Pharm. 2012. 27:239-53. DOI: 10.4140/TCP.n.2012.421
- Canadian Agency for Drugs and Technologies in Health. Pill splitting: A review of clinical effectiveness, cost-effectiveness, and guidelines. Rapid Response Report. June 2015. https://cadth.ca/sites/default/files/pdf/htis/june-2015/RC0663%20Pill%20Splitting%20Final.pdf
Traduction en français: Camille Gagnon PharmD, Directrice adjointe, Réseau canadien pour la déprescription (ReCaD/CaDeN), Montreal (Merci beaucoup, Camille!)
No Comments